Etymologiquement, le paradoxe est ce qui va contre (para-) l’opinion (-doxa). Au fil du temps, il a pris une signification plus restrictive pour désigner une proposition qui résiste à la logique, contraire à l’intuition et au bon sens. Dans le langage moderne, on dirait sûrement que le paradoxe va au clash.
Le paradoxe a ceci de fascinant, qu’à la manière d’un casse-tête, on voit rapidement le problème mais on ne voit pas vraiment comment s’en sortir. Contrairement au sophisme, le paradoxe ne s’explique pas par une faille de raisonnement. Même disséqué, il continue à résister.
En voici 3.
Le paradoxe sorite (ou comment les petites rivières ne devraient jamais faire de grands fleuves).
Si vous n’avez qu’un euro, vous n’êtes pas riche.
Un euro supplémentaire ne rendra pas riche une personne pauvre.
Et donc, par récurrence, un pauvre ne deviendrait jamais riche.
Si vous n’êtes pas d’accord avec cette conclusion, alors il faut bien supposer qu’il existe un nombre n d’euros tel que :
- avec n euros vous êtes pauvre ;
- avec n+1 euros vous êtes riche.
Mais alors combien vaut n ?
Loin d’être anecdotique, le paradoxe sorite (généralement présenté sous la forme : un grain de sable peut-il faire un tas ?) met en évidence plusieurs difficultés dans l’établissement d’une vérité :
- Nos concepts sont souvent flous (comme “riche” ou “pauvre”) ;
- Nous pensons en termes binaires alors que la plupart des concepts sont graduels ;
- Des variations minimes paraissent anodines isolément, mais cumulées elles peuvent renverser une vérité.
Dans la vie courante, nous retrouvons cette difficulté quand nous usons de concepts tels que : jeune/vieux, anodin/significatif, temporaire/durable, etc.
Le paradoxe d’Abilene (ou comment on finit par ne faire plaisir à personne)
Coleman, Texas. Un couple rend visite aux parents de la femme. L’après-midi est chaude et l’ennui pointe. Le beau-père propose alors d’aller dîner au restaurant à Abilene, à 80 km de là.
« Bonne idée ! » répond la fille, avant d'ajouter « si cela convient à Maman bien entendu ! » La mère assure « oui bien sûr, cela nous fera une bonne sortie ». Le beau-fils (le mari, si vous suivez) complète : « très bien, allons-y ! ».
Mais la route est longue et poussiéreuse. Sur place, ils ne trouvent qu’un restaurant miteux et cher. Lorsqu'ils rentrent chez eux, 4 heures plus tard, ils sont épuisés.
Voulant se rassurer, le beau-père lance : « C’était sympa, non ? ». La belle-mère avoue qu’elle aurait préféré rester à la maison, mais qu’elle a voulu faire plaisir à sa fille. Le mari dit qu’il n’avait pas très envie mais qu’il a suivi le groupe. La femme admet qu’elle a dit oui pour faire plaisir à son père. Le père, qui aurait préféré rester tranquillement à la maison, dit qu’il n’a fait cette proposition que parce qu’il pensait que les autres s’ennuyaient.
Vous n’avez sans doute jamais dîné à Abilene (sinon racontez-nous en commentaire, on a hâte !), mais vous avez sûrement déjà participé à une réunion où tout le monde acquiesce à une décision que personne ne souhaitait vraiment.
Le paradoxe d’Abilene montre que, dans certaines situations, une décision collective peut être contraire aux préférences individuelles de l’ensemble des membres du groupe. Plusieurs causes sont avancées : conformisme (je veux pas m’opposer au groupe), groupe non structuré / absence d’appropriation (je ne suis pas certain que mon avis compte vraiment), voire manque d’assurance (que vont penser les autres si je m’oppose ?).
Le paradoxe de la tolérance (ou quand trop c’est trop)
Le philosophe Karl Popper, dans La société ouverte et ses ennemis (1945), met en lumière une contradiction troublante :
Si une société tolère absolument tout, y compris l’intolérance, alors l’intolérance finit par triompher et la tolérance disparaît.
Dit plus simplement : défendre la tolérance peut conduire… à l’intolérance.
Pour Popper, si on accepte sans condition ceux qui veulent réduire les libertés, ils utiliseront cet espace pour imposer leurs règles et, tôt ou tard, fermer la porte à la tolérance elle-même.
Ce dilemme est au coeur de certaines questions de société :
- Faut-il donner la parole à des discours haineux au nom de la liberté d’expression ?
- Peut-on accueillir au sein d’une communauté ceux qui refusent ses fondements ?
- Jusqu’où la tolérance, la liberté ou l’égalité peuvent-elles aller sans se renier ?
Le paradoxe de la tolérance montre que certaines valeurs, poussées à l’extrême, finissent par se retourner contre elles-mêmes. Nos principes ne sont pas des absolus figés, mais des équilibres fragiles, toujours à défendre, à redéfinir, à réinterroger.
Plus qu'un simple divertissement
Agaçant ou vertigineux, le paradoxe nous oblige à dépasser nos visions étriquées de la nature du réel. Souvent, il révèle ce qu’il nous manque pour la comprendre. À ce titre, il est un exercice d’humilité.
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