« Puisque nous interrogeons le sens de notre travail, ne devrait-on pas également interroger celui de notre temps libre.
« Prends un livre et lis » était probablement la phrase que mon père nous disait le plus souvent quand nous étions enfants. Il la prononçait invariablement, avec le léger agacement de celui qui doit formuler une évidence, lorsque nous venions nous plaindre de ne pas savoir quoi faire. Je crois que c’était le meilleur conseil qu’il pouvait nous donner. Il n’avait pas besoin d’en dire plus. C’était la recette de sa réussite dans la vie, et plus encore, avec sa famille, la source de son bonheur le plus durable.
La mort de personnes aimées est toujours une souffrance. C’est aussi une opportune remise en cause de sa propre vie. On parvient, dans ces moments-là, à prendre beaucoup de distance avec ce qu’on tenait pour important. Et on retrouve l’importance de choses auparavant négligées. En prenant mieux conscience de la fragilité de notre existence, on considère différemment le temps qui nous est donné sur terre. Le plus infime moment reprend de la valeur.
Depuis le triste jour où mon père s’en est allé, la question du temps libre m’obsède. Car ce temps libre, c’est ce qu’il nous reste une fois que nous avons acquitté le prix de nos obligations. Si toutes les occupations alimentaires, logistiques, de pure nécessité peuvent être décrites comme de simples moyens, le temps disponible en est le but. Quand on n’espère nulle vie après la mort, la question du sens de l’existence se concentre dans ces moments où l’on peut faire ce que l’on veut. Car précisément ils posent la plus difficile des questions : que veut-on ?
Quand on approche comme moi de la cinquantaine et qu’on a déjà fait les principaux choix de sa vie, on s’interroge sur le sort des générations à venir. Elles ont encore tout à faire, et tant d’erreurs à éviter si nous savons les avertir ! Quel but leur proposons-nous ? Quel art du temps libre, autrement dit, tentons-nous de leur inculquer ? Savons-nous d’ailleurs leur en donner le meilleur exemple ?
Il serait plus facile de les guider si nous savions nous-mêmes déjà clairement quel chemin emprunter. Reconnaissons que ce n’est pas toujours le cas. Nous rêvions de temps libre, et nous avons lutté pendant des millénaires pour le conquérir. Mais nous ne posons plus la question pourtant essentielle de la façon dont on va l’occuper. Comme s’il s’agissait d’une évidence, d’un problème que chacun d’entre nous pourrait aisément résoudre, d’une opération du même ordre de trivialité que notre choix dans le menu d’un restaurant.
C’est pourtant la question la plus redoutable qui soit. Réjouissons-nous. Et inquiétons-nous à la fois. La bonne nouvelle, c’est que nous vivons à une époque où le loisir triomphe. La mauvaise, c’est que ce triomphe est, sans qu’on s’en doute, l’un des plus grands défis jamais lancés à l’humanité. »
Olivier Babeau, La Tyrannie du divertissement
« Pour la première fois depuis sa création, l’homme sera confronté à son vrai problème permanent. Que faire de sa liberté arrachée à l’urgence économique ? Comment occuper les loisirs (...) pour mener une vie judicieuse, agréable et bonne ? (...) Nous avons été entraînés pendant trop longtemps à faire effort. Pour l’individu moyen, dépourvu de talents particuliers, c’est un redoutable problème que d’arriver à s’occuper, plus redoutable encore lorsque n’existent plus de racines plongeant dans le sol ou les coutumes ou les conventions chéries d’une société traditionnelle. Ne devons-nous pas nous attendre à une dépression nerveuse universelle ? »
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A méditer
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